Notre camarade Ludo Martens est décédé, à la suite d’une longue maladie, dimanche 5 juin en matinée.Ludo a été à la base de la fondation du Parti du Travail de Belgique (PTB), dont il a été longtemps président. Il laisse derrière lui deux enfants.
Le Bureau du PTB
Fils aîné d’un fabricant de meuble, Ludo Martens grandit dans la petite commune de Wingene, en Flandre occidentale. À l’école, il se passionne pour la langue et devient rédacteur en chef du journal pour l’ABN (Algemeen Beschaafd Nederlands, le néerlandais standard). Cet amour de la langue lui restera dans le style qui sera le sien par la suite. Décrire des engagements, les gens et leur milieu de vie, la petite résistance populaire, les défaites, les révoltes, les petites et grandes victoires. C’est avec ce talent qu’il rédigera plus tard en français « Abo, une femme du Congo », un livre littéraire sur la résistance à la dictature impitoyable de Mobutu. Ludo sait entraîner le lecteur dans sa propre sympathie pour une femme du peuple qui, à travers la lutte de Pierre Mulele contre la dictature, est passée à l’avant-plan de la scène politique. La Nouvelle Scène Internationale mettra plus tard le livre en scène, faisant accompagner le spectacle des percussions de Chris Joris, ami de l’amateur de jazz qu’était Ludo Martens. Écrire, c’est s’engager. En 1994, en compagnie du poète afro-américain Amiri Baraka (LeRoi Jones), il organise des lectures sur « l’art dans un monde qui vire à droite ». Les lectures aboutiront à un « Manifeste pour une poésie internationaliste » dont le rêve est de « lier en un contre-courant les poètes engagés du monde entier ».
Ludo, fondateur du Mouvement syndical étudiant
En 1965, le jeune étudiant Ludo Martens se rend à Louvain pour étudier la médecine. C’est un engagement social. Il est bourré de talent et tant ses condisciples que les professeurs voient en lui un excellent médecin, plein d’avenir. Mais il en ira autrement car Ludo n’est pas l’homme à vouloir se bâtir une carrière universitaire tranquille. Il devient actif dans la principale organisation étudiante de l’époque, la Katholiek Vlaams Hoogstudentenverbond (KVHV, Union catholique flamande des étudiants du supérieur). En compagnie, entre autres, de Walter De Bock et Paul Goossens (tous deux par la suite à la base de la création du quotidien De Morgen), et de Herwig Lerouge, il a commencé à mobiliser le mouvement étudiant dans une autre direction. Contre les idées conservatrices et étriquées, Ludo Martens saura lui donner une direction progressiste, ouverte et internationaliste. Le courant progressiste grandissant se traduit dans le Studentenvakbeweging (SVB, Syndicat des étudiants). L’haïssable « Walen buiten » (Les Wallons dehors) est remplacé par « Bourgeois buiten ». C’est non seulement l’establishment catholique francophone, qui est visé, mais aussi la bourgeoisie flamande. Le caractère élitiste de l’université flamande, où l’on ne rencontre quasiment pas d’enfants de familles ouvrières, est aussi dans le collimateur.
Cette position reste sur l’estomac du clergé, des autorités académiques et de la droite nationaliste. Tout est mis en œuvre pour faire disparaître le groupe qui entoure Ludo du mouvement et du journal qu’il dirige, « Ons Leven » (Notre vie). Ils y arrivent finalement après la parution d’un numéro de « Ons Leven » qui dénonçait la pédophilie au sein de l’Église. À l’époque, ce sujet était tellement tabou que les autorités universitaires purent utiliser ces articles comme prétexte pour exclure Ludo de l’université.
Contre tout ce qui nous divise : contre le nationalisme et le racisme
La lutte contre le nationalisme borné dans notre pays constituera dès ce moment un fil rouge dans l’existence de Ludo Martens. Derrière le séparatisme se cache un agenda antisocial et antisyndical dangereux, l’entendra-t-on souvent dire. Et quand d’autres partis, les uns après les autres, se scinderont sur base linguistique, il maintiendra le PTB comme seul parti uni dont les membres de toutes les régions collaborent à la réalisation du même idéal.
Ludo Martens ne combat pas seulement le nationalisme étroit, mais également le racisme qui divise aussi le peuple. À l’université, il élargit le mouvement à la question de la libération des Noirs aux États-Unis. Et, bien plus tard, après le premier « dimanche noir » de 1991 – percée électorale du Vlaams Blok –, il est un de ceux à l’initiative du mouvement pour l’égalité des droits. Avec Objectif 479 917, il soutient la collecte de signatures pour le droit à la nationalité belge pour les immigrés séjournant en Belgique depuis 5 ans au moins. Autant de signatures que n’en a récolté l’extrême droite aux élections. Alors que les pessimistes disent que c’est impossible, des milliers de militants de tous horizons et de tous âges arpentent les rues. Ils collecteront plus d’un million de signatures. En compagnie de dix jeunes immigrées, Ludo écrit le livre « Tien gekleurde meisjes » (Dix filles en couleurs) en tant qu’arme dans la lutte contre le racisme.
Travailleurs – étudiants : un seul front
Les rencontres de la périodes de Mai 68 ont influencé sa pensée et ses actes de façon décisive. À Berlin, il rencontre des étudiants marxistes allemands qui le mettent en contact avec les textes de Marx et de Lénine. C’est ainsi que Ludo inspire également le Syndicat des étudiants et qu’il parvient à ouvrir le regard des étudiants au monde du travail : Travailleurs – Étudiants : un seul front !
Ludo expliquait souvent que la véritable liberté des intellectuels consistait à comprendre comment cette société était constituée, d’où provenait l’injustice, quelles étaient les lois de l’histoire et du changement et, dès lors, comment agir ensuite. Quand les travailleurs de l’usine ABR à Louvain se mettent en grève, les jeunes étudiants du SVB se déclarent solidaires de leur action. C’est toute une révolution, dans l’université de droite. Car, dix ans plus tôt à peine, les membres du KVHV avaient encore servi de troupes de choc contre les piquets de grève de 1960-1961 (contre la loi unique). Le syndicat étudiant a su renverser la vapeur et bien des mouvements de solidarité suivront, entre autres, avec les travailleurs de Ford Genk.
Après son expulsion de l’Université de Louvain, Ludo Martens se rend à l’Université de Gand, où se poursuit le mouvement étudiant. Il devient l’un des dirigeants de la lutte contre la censure à l’université. Le Gentse Studentenbeweging (GSB, Syndicat des étudiants de Gand) avec, entre autres, Renaat Willockx et Bob Roeck, rallie bien vite le mouvement global pour une université démocratique et développe une solidarité active avec les travailleurs.
La fondation d’un parti ouvrier
Ludo a pris conscience que, pour les étudiants, le choix déterminant de leur vie se posait surtout à la fin de leurs études. Quel choix d’existence ? Comment maintenir son engagement social ? Dans ce débat entre les étudiants de gauche, l’influence de Ludo Martens est prépondérante. Ensemble, ils étudient entre autres l’ouvrage « Que faire ? » de Lénine. Et plusieurs jeunes décident d’aller travailler en usine. Mais, une fois dans l’usine, qu’y faire ? En janvier 1970, quelque 25 000 mineurs se lancent dans une grève sauvage de six semaines. Face à l’influence nationaliste de la Volksunie dans les charbonnages, est fondé Mijnwerkersmacht, un comité de grève au sein duquel se retrouvent de jeunes mineurs, des étudiants à la fibre sociale et des membres du Syndicat des étudiants. Kris Hertogen se révèle en tant que figure de proue. À l’arrière-plan d’une grève pénible et longue, un autre débat fait rage. Devons-nous fonder partout de nouveaux comités de grève pour en arriver à la mise sur pied d’un syndicat combatif ? Ou devons-nous tenter de traduire de façon durable en un parti ouvrier la fusion entre le mouvement ouvrier et le mouvement des étudiants engagés ?
Après bien des discussions et sous l’influence de Ludo Martens, on choisit de fonder un nouveau parti. Un parti de la classe ouvrière, et non un syndicat. Avec un journal national – qui allait devenir l’actuel Solidaire – et non pas un bulletin se contentant de coordonner simplement des expériences. « Tout le pouvoir aux ouvriers », TPO (« Alle macht aan de arbeiders », AMADA), était né. Au bout de dix années de travaux préparatoires, il sera finalement rebaptisé PTB en 1979. Un parti au service du peuple, telle est son ambition. C’est également de ce concept qu’en 1971 est née l’asbl Médecine pour le Peuple, avec Kris Merckx qui lance une maison médicale de soins de première ligne pratiquant la médecine gratuite dans les quartiers ouvriers de Hoboken. Le PTB compte aujourd’hui plus de 4 500 membres, il est actif dans 30 villes et dans 120 entreprises et bureaux, tant en Wallonie et à Bruxelles qu’en Flandre. Depuis, Médecine pour le Peuple compte 11 centres de médecine de première ligne, employant 60 médecins et soignant plus de 25 000 patients. Dans son ouvrage, « Le parti de la révolution », Ludo Martens livre l’héritage de plus de trente années d’expérience de la lutte pour la fondation d’un parti communiste ouvrier.
Assidu et à cheval sur le travail d’étude
Au sein du jeune parti, Ludo insiste sur l’étude assidue et concrète, sur base des faits. Il mène la lutte contre le discours creux et dogmatique qu’on entend parfois. Il faut avoir l’esprit ouvert et il convient d’apprendre ce qui doit être appris, dit-il souvent. Ainsi, en 1985, il décrit dans « Pierre Mulele ou la seconde vie de Patrice Lumumba » la vie du révolutionnaire congolais Pierre Mulele. Il consulte de nombreux experts, même certains avec qui il diffère fondamentalement d’avis. Il reprendra ce style plus tard dans son travail sur Kabila. Il écoute pas moins de 1 500 témoins et note tout avec minutie, de sa minuscule écriture si typique. Ludo est assidu et très sévère. Pas de demi-mesure, chacun doit tenter de se surpasser. On doit placer la barre très haut, étudier et travailler avec sérieux, et telle est sa vision de la politique pour former des responsables du parti.
Ludo est sévère, souvent opiniâtre, mais cela ne le dérange nullement de reconnaître ses propres erreurs. Quand la grève des mineurs de 1971 n’est pas reconnue par les syndicats, cela mènera le jeune parti en devenir à suivre une voie hostile aux syndicats. La grève des ouvriers des chantiers navals Boel, à Tamise, prouve qu’il peut en être autrement : une délégation syndicale combative et démocratique, en front uni, bénéficie du soutien de tous les travailleurs. Cette expérience convainc Ludo d’aborder le débat pour changer de ligne politique. Pas d’antisyndicalisme, mais un renforcement des forces progressistes au sein même du syndicat. Il s’agit de protéger le mouvement syndical contre les attaques de la droite et de l’establishment et de tirer un enseignement des expériences et corriger les erreurs.
La contre-révolution de velours
Dans les années 1960, les jeunes fondateurs du PTB assistent à l’effritement progressif des principes marxistes en Union soviétique. Ils voient le régime s’éloigner du peuple et s’octroyer de plus en plus de privilèges. Ils voient la solidarité internationale s’évaporer au profit d’une politique de conciliation avec l’impérialisme. Le révisionnisme du Parti communiste de l’Union soviétique est fustigé et cela débouche souvent sur de vifs débats avec le Parti communiste belge. Sous l’influence de la Chine, on va même jusqu’à prétendre que l’Union soviétique s’est irrémédiablement engagée sur la mauvaise voie et qu’elle a adopté un comportement impérialiste. Lorsqu’au milieu des années 1980, à Moscou, le débat est lancé, Ludo n’hésite pas à réexaminer de manière critique les idées du parti. Il continue de critiquer le statisme du système et l’érosion des principes, mais propose une analyse de la réalité plus nuancée, qui ne se limite pas à une analyse simpliste ou gauchiste. Si le capitalisme réussit à réellement s’introduire en Union soviétique, ce sera une catastrophe non seulement pour les millions de personnes qui vivent à l’Est, mais aussi pour le mouvement ouvrier chez nous, dit-il. C’est là le principal constat du livre « La contre-révolution de velours », un ouvrage qui offre une analyse minutieuse de cette révolution « douce » qui s’opère à l’Est. Si dans d’autres livres et articles, Ludo défend les réalisations des différents pays socialistes qui, selon lui, sont remarquables et exemplaires, il cherche également à savoir quelles sont les causes de la dégradation qui a mené à l’effondrement du socialisme à l’Est. Ces analyses ont contribué à aider les communistes du monde entier à dresser le bilan de la première expérience en matière de construction du socialisme dans l’histoire contemporaine. Cette position se retrouve également à la base de l’organisation annuelle du Séminaire Communiste International, un événement qui, en cette époque de mondialisation, a pour objectif de contribuer à faciliter les échanges entre partis communistes et à renforcer le mouvement communiste mondial.
Travailler avec des personnes qui ont des idées différentes
Ses principes, Ludo n’y renoncera jamais. A Louvain, il apprend à diriger un grand mouvement. Il apprend à conclure des alliances, à travailler avec des gens qui ont des idées différentes des siennes. Lorsqu’en 1986, le quotidien De Morgen se retrouve dans les difficultés jusqu’au cou, il lance un appel à soutenir le journal et décide d’engager tout le parti dans cette campagne. Même si de nombreuses personnes ne partagent pas les opinions de Ludo, tous sont témoins du respect dont il fait preuve dans la coopération. Cela sera également un fil conducteur pour ses actions au sein du parti. Ne jamais fuir la discussion, toujours rester calme (une tranquillité qui fait grimper certains au plafond), mais en même temps toujours avoir des arguments et remettre en question ses idées. Une divergence d’opinion est une divergence d’opinion, rien de plus. Ludo a toujours cherché une manière d’offrir à chacun la place qui lui permettra de donner le meilleur de lui-même. Il était convaincu que le fait d’être capable de travailler avec des personnes issues de milieux différents et dotées de capacités différentes a permis à notre organisation de rester unie, alors que la plupart des organisations nées après Mai 68 ont disparu au bout de quelques années en raison de tensions et conflits internes.
Lors des différents congrès du parti, Ludo Martens a toujours été réélu président. Non seulement pour ses mérites, mais aussi pour les projets et les impulsions avec lesquels il a orienté le parti. Il reste un homme profondément ambitieux. Pourtant, dès 1999, il demande à la direction du parti s’il peut concentrer ses activités militantes au Congo. Ce sera ainsi l’occasion de permettre à d’autres camarades de diriger le parti. Entre 1999 et 2003, le parti est sous la direction de Nadine Rosa-Rosso, secrétaire générale. En 2004, le parti est dirigé par la Direction Journalière composée de Baudouin Deckers, Lydie Neufcourt et Peter Mertens. En 2008, Peter Mertens est élu nouveau président du parti par le congrès.
Ce qui est sans doute moins connu, c’est que Ludo a lui-même posé la première pierre pour le renouveau du parti. En 1999, avant de partir pour le Congo, après les mauvais résultats électoraux du PTB, il a rédigé une étude considérable sur le sectarisme profondément ancré à l’époque au PTB. Selon lui, le parti doit se défaire de son attitude de donneur de leçons et du « j’ai toujours raison ». Il doit devenir un parti moderne, ouvert, sans renier ses principes. C’est le renouveau qui a été approfondi entre 2004 et 2008, aboutissant au 8e Congrès du PTB. Depuis lors, le PTB a grandi jusqu’à atteindre aujourd’hui 4 500 membres.
Congo : rendre l’Histoire à ceux qui la font
Derrière l’apparence parfois sévère de Ludo se cache un homme toujours ouvert à toutes les expériences de toute la planète. C’est d’ailleurs dans des discussions avec les étudiants latino-américains de Louvain que Ludo et la génération de gauche d’alors ont appris à connaître la lutte de Che Guevara et les expériences de Mao Zedong dans la lutte contre le colonialisme et l’impérialisme. Cette solidarité internationale inconditionnelle, qui s’est exprimée pleinement aussi dans la solidarité avec le peuple vietnamien, restera une caractéristique de Ludo. Le leader étudiant des années 1960, qui avait les capacités de se faire une carrière bourgeoise (et, parmi ses compagnons de route de Mai 68, plus d’un a fini par prendre cette voie), a fait le choix d’une vie simple. Il ne s’est pas laissé séduire par les gros salaires ou par les signes extérieurs de richesse. Son regard est à la mesure du monde, son style de vie est modeste.
Il en est de même au Congo, où il passe depuis 1999 ses dix dernières années de vie active. En 1968, le jeune Ludo est déjà convaincu que nous avons, en tant que révolutionnaires et anticolonialistes, le devoir de soutenir la libération du peuple congolais. Le colonialisme belge a été particulièrement cruel ; il n’avait donné aux Congolais aucune possibilité de faire des études. C’est une des sources de la situation catastrophique de ce riche pays d’Afrique. Le manque de cadres a permis à Mobutu de créer dans sa période au pouvoir une couche de politiciens corrompus qui étaient toujours disposés à livrer à des entreprises occidentales les richesses de leur pays. Ludo s’engage dans l’aide active à la libération. Il soutient des Congolais qui cherchent à sortir leur pays du marasme ; il les aide à retrouver confiance en eux-mêmes, à regarder avec fierté leur propre histoire, à redécouvrir le passé révolutionnaire du Congo. Il veut rendre l’Histoire à ceux qui la font. C’était l’objectif de ces livres sur Pierre Mulele, sur Léonie Abo et sur Laurent Désiré Kabila, dont les experts reconnaissent le sérieux et les opposants la redoutable efficacité. La maladie l’a, hélas, empêché d’achever ce travail. Maintenant, c’est malheureusement à nous de rendre l’Histoire à Ludo. Mais ses livres, les organisations qu’il a aidé à mettre sur pied et les milliers de militants qu’il a inspirés dans le monde forment une base solide pour continuer la lutte de libération.
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